mardi 9 septembre 2014

La rationalité procédurale ou raison instrumentale

Il est banal de se plaindre de vivre dans un monde technologique dans lequel les machines détruisent le lien entre les hommes au fur et à mesure qu’elle « prennent leur place ». C’est une attitude humaine assez typique qui a comme frère jumeau l’attachement sentimental aux dites machines, une fois qu’elles sont chassées de notre monde par des modèles plus performants. Qu’on se rappelle des locomotives à vapeur dont on disait pire que pendre à propos de leur inhumanité et de la mécanisation qu’elles provoquaient chez leurs conducteurs, au point de fantasmer une fusion entre le mécanicien et sa machine [1]. Ces même machines, autrefois si terribles, sont aujourd’hui protégées parce que trop fragiles…

A l’évidence on ne peut pas se contenter d’incantations aussi stériles que répétitives sur la technique et ses dérives. Il est à l’inverse nécessaire de réfléchir à ce qui est pointé en profondeur par ces manifestations de désarroi. En parlant d’une fusion entre homme et machine ou d’une éviction de l’homme par la machine on se réfère en fait à des manières différentes de fonctionner, à des rationalités différentes : la rationalité humaine quand elle entre en conflit avec la rationalité des machines, qu’on peut également appeler procédurale ou instrumentale. 

La rationalité procédurale ou raison instrumentale est celle typique des artefacts et des robots ménagers. Face à un problème quelconque elle propose de choisir une solution matérielle, de l'ordre de l'efficacité, pour faire la même chose mieux et plus vite. A ce titre elle évacue la question éthique derrière l’accélération d’un geste réputé être bon puisque déjà existant. L’accélération des cadences est pour elle une réponse suffisante aux problèmes posés par le cours de la vie.

Il ne faut pas confondre raison instrumentale et technique. La technique – au sens de la techné grecque – est la manière spécifiquement humaine d’affronter les difficultés pratiques de la vie. Elle a pour cause et moteur la faiblesse congénitale de l’homme due à la rupture violente de son amitié originelle avec les dieux. C’est donc à la fois une médecine et un avertissement. Dans la Genèse le premier technicien est Dieu qui confectionne des tuniques de peaux pour remplacer les pagnes de feuilles bricolés par Adam et Eve. Chez les grecs, c’est l’appropriation par les hommes d’un bien des dieux – le feu – qui leur a été donné par Prométhée. La technique touche donc au sacré, elle est d’une certaine manière la créativité des dieux telle que pratiquée par les hommes.

Mais parce qu’elle est pratiquée par des hommes la technique peut être dévoyée, déifiée, transformée en culte. L’exemple vient de loin avec la tour de Babel que les hommes voulaient élever jusqu’au ciel pour égaler Dieu. Un parfait symbole d’une intelligence collective au service de l’auto-divinisation du collectif ; la fusion des individus dans un être nouveau ; l’idéologie, qui a vocation à absorber en lui toutes les composantes sociales pour les sublimer en un tout autosuffisant et producteur d’une maîtrise totale de la matière : le paradis sur terre.

La raison instrumentale ou rationalité procédurale est pour sa part le modèle de sagesse philosophique de la post-modernité dans laquelle nous vivons et qui postule qu’un acte est bon dès lors qu’il est techniquement faisable et conforme à une procédure définie comme conforme à l’intérêt reconnu de son auteur. Ainsi pour la post-modernité, si j’ai envie d’un enfant et que la technique médicale rend cela possible, alors, du moment que le consensus social valide ce désir, il devient un droit.

Tous les cas de rationalité procédurale ne sont pas aussi polémiques que la PMA [2]. La contraception chimique, la drague, le pilotage d’avion, les programmes scolaires, le marketing, la pornographie, la verbalisation par radars automatiques, les limitations de vitesse sur route ou la DLC [3] des produits alimentaires sont autant d’exemples de rationalité procédurale présents dans notre vie quotidienne.

La méta-justification de cette rationalité est utilitariste. L’idée est que si le but poursuivi est ‘‘utile’’ il devient nécessaire dès lors qu’il est atteignable. Pouvons-nous aller sur la lune ? Techniquement, oui. Alors il faut le faire, parce que c’est ‘‘utile’’. Et les promoteurs de l’idée en questions de sortir des ‘‘utilités’’ de leur chapeau : gagner la course à l’espace contre les soviétiques, exploiter la lune, développer des voyages ultra-rapides, trouver de la place pour faire face à la surpopulation terrestre, développer la technologie pour demain, mieux connaître l’univers, etc, etc… Donc à aucun moment les arguments avancés ne relèvent de la ‘‘justice’’ – est-ce que cela est bien, conforme à la raison – ou de la ‘‘finalité’’ – à quoi cela va-t-il nous servir, est-ce conforme au but de notre vie. 

A cet égard la post-modernité se présente comme une pensée a-philosophique, qui a évacué la question du sens et de la valeur comme superflue et passéiste parce qu’elle est incapable d’émerveillement devant le miracle de l’être. Les civilisations dites ‘‘primitives’’ manifestent une crainte révérencielle devant le mystère de la vie et de l’être, qui se traduit dans des mythes, des rites et des interdits visant à se concilier les faveurs des forces qui donnent la vie. Les grecs et les juifs, à la différence des autres, ont voulu aller au-delà des évidences trop évidentes pour comprendre la Raison à l’œuvre derrière le rideau des forces en apparences contradictoires, mais qui ne privent jamais le monde de sa stabilité foncière.  

De leur fécondation réciproque est née la civilisation chrétienne, dont vient notre monde à nous, la civilisation occidentale. Une civilisation à part, parce que née de Dieu, née d’une conversion – une métanoia – qui au prix de la mort de la rationalité grecque et de l’identité juive a donné naissance à ce mélange improbable. L’archétype de ce monde c’est le chemin de Damas de Saül/Paul de Tarse [4]. A Damas Saül est devenu Paul, le juif hellène est devenu chrétien. A la différence des autres qui cherchent qui ils sont pour savoir ce qu’ils doivent faire, le chrétien  sait qui il est et ce qu’il doit faire, mais il lui faut savoir comment le faire.

‘‘Cherchez le Royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît’’[5] Telle est l’identité de la civilisation occidentale et on peut retrouver son influence dans toutes ses grandes réalisations – et elles sont nombreuses : hôpitaux, université, instruction gratuite et universelle, états-nations, révolutions industrielles, protection maternelle et infantile, musique, peinture, découvertes scientifiques, liberté du mariage, émancipation des femmes, égalité politique et juridique entre citoyens, etc… Aucune de ces institutions n’étaient ‘‘nécessaires’’ au sens hégélien du terme. Elles auraient pu prendre une forme différente, voire ne pas exister du tout. Elles ont toutefois en commun de répondre à un ‘‘comment’’.

Comment chercher le royaume de Dieu parmi les malades ? En créant des lieux pour les accueillir et prendre soin d’eux et on fonde des hôpitaux [6]. Comment chercher Dieu dans la science ? En créant un lieu où les chercheurs de vérité puissent échanger et transmettre leurs découvertes et l’on créé les universités [7]. Il y a donc là un impensé [8] – ou dit autrement une évidence intellectuelle – dont notre monde vit. Cette évidence c’est la valeur spéciale et unique des personnes humaines qui vient de leur capacité à chercher le royaume de Dieu, c’est-à-dire à être des familiers de Dieu, bénéficiaires donc de la dignité de Dieu. Le Concile Vatican II synthétise cette évidence en qualifiant l’homme de ‘‘seule créature que Dieu a voulue pour elle-même [9]’’. A cet égard la déclaration d’indépendance américaine est un bon exemple de la manière dont cette évidence a pénétré les mentalités politiques :

« Nous tenons ces vérités pour évidentes que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils sont investis par leur Créateur d’un certain nombre de droits inaliénables, et que ces droits sont la Vie, la Liberté, et la poursuite du Bonheur. Que pour assurer ces droits, les Gouvernements sont institués parmi les Hommes, dont ils tirent de justes pouvoirs du consentement des gouvernés. Et que lorsque le Gouvernement devient destructeur dans ses fins, il est du Droit du Peuple de le combattre ou de l’abolir et d’instituer un nouveau Gouvernement, posant ses fondations sur ces principes et organisant ses pouvoir de telles sortes, qu’il ne puisse porter atteinte à la sécurité et au bonheur du peuple. »

La rationalité instrumentale de la post-modernité vient donc de ces ‘‘vérités évidentes’’ et de leur traduction dans la vie quotidienne. Toutefois elle se distingue des périodes qui l’ont précédé par l’oubli, voire le refus des prémisses logiques qui ont inspiré les grandes réalisations de notre civilisation. Le ‘‘comment’’ n’est même plus une question, il est son évidence à elle. Là où la finalité était l’évidence des époques précédentes et le ‘‘comment’’ le moyen de les traduire en actes, la post-modernité prend ce moyen comme une fin en soi.

De fait si le christianisme et la modernité avaient des choses à se dire, au-delà des divergences irréconciliables qui les séparent, c’est bien parce qu’ils avaient encore en commun l’idée de finalité. Prendre en compte la finalité de la chose c’est se demander quelle est son but, comment se caractérise-t-elle, ce qui ramène toujours à la question du naturalisme avec son appel à la transcendance. La modernité, à la suite de Descartes, Kant et Hegel a voulu ‘‘naturaliser’’ cette transcendance, avec comme point culminant le positivisme et son avatar, le néo-positivisme.

Hélas pour la modernité Gödel [10], avec ses théorèmes d’incomplétude, a détruit ces illusions en montrant qu’un système formel de pensée humain est soit incomplet et cohérent, soit complet, mais au prix au moins d’une incohérence. En fait, au sein de n’importe quel système formel il a y au minimum une proposition indécidable à l’intérieur du système [11]. Transposé par Popper aux sciences humaines cela signifie d’une part que le savoir n’est valable qu’à l’intérieur d’un système à un instant T, sous réserve de la validité des propositions indécidables. Mais aussi, et cela est le plus important, qu’un système qui refuse de discuter de la valeur de ses propositions indécidables n’est pas scientifique, mais idéologique [12].

Les modernes ont donc dû affronter la question de la finalité et de la transcendance. C’est le chemin accompli par ceux qui sont revenus à la foi chrétienne, explicitement comme les convertis (Chesterton, Frossard, Maritain, Péguy, Psichari, Green…)  ou implicitement pour les tenant des ‘‘valeurs occidentales’’ (Habermas, Popper, Finkielkraut, Zemmour…). D’autres ont au contraire, voulu rompre avec la finalité, une attitude que l’on retrouve en particulier chez Heidegger [13] et l’école de Francfort [14], spécialement Marcuse, attitude qui est passée chez leurs disciples français [15] (Foucauld, Derrida, Levi-Strauss…) et américains (Butler, Rorty…) qui peuvent à ce titre être considérés comme les pères de la post-modernité.

Celle-ci a légitimé la rationalité instrumentale à un niveau jamais équivalent. Même si on concède que cette forme de rationalité est une fille tout à fait légitime de la civilisation occidentale elle n’est pleinement valable qu’à l’intérieur d’une vision intégrale de la personne humaine et de ses besoins. Quand on parle de la révolution des tâches ménagères au XX° siècle on oublie à quel point celles-ci étaient chronophages avant l’apparition du lave-linge, de la cuisinière à gaz ou du réfrigérateur. Et les femmes qui n’avaient pas les moyens financiers de se faire aider y passaient un temps et une énergie considérable qu’elles ne pouvaient pas consacrer à l’éducation de leurs enfants par exemple. Economiser du temps de travail domestique était donc pour les femmes, spécialement les femmes pauvres, une aide appréciable dans l’accomplissement de leurs autres tâches : éducation, soin des enfants, vie de couple. Cette aide était aussi nécessaire que le fut en son temps l’arrivée de l’ampoule électrique qui permit de parfaitement s’éclairer pour presque rien, une invention qui a l’évidence a davantage bénéficié aux pauvres qu’aux riches [16].

Toutefois, peut-on considérer une telle révolution comme ayant réalisé son objectif si le temps ainsi dégagé par les femmes a été investi non pas dans la vie familiale mais dans une activité professionnelle à l’extérieur du foyer ? Au terme de 70 ans de robotisation des foyers, les femmes sont-elles de meilleures mères ? Les enfants sont-ils mieux soignés éduqués et instruits ? Au vu des chiffres du suicide [17], de divorce chez les parents [18] et des résultats scolaires en chute constante dans des évaluations comme PISA on peut en douter [19]. Cela étant dit, être libérée des tâches ménagères ne veut pas dire qu’on doive rester cloîtrée chez soi. Comme n’importe quel être humain, une mère au foyer privée d’interactions sociales et de rôle dans la société a tendance à déprimer, tout comme un chômeur de longue durée. 

De fait, si la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, la rationalité procédurale ne peut donner que ce pourquoi elle est faite : une amélioration de la productivité d’une technique donnée. Une rappe électrique ne peut rien faire d’autre que couper plus vite qu’un cuisinier armé d’un couteau. Elle ne peut donner ni du goût, ni de l’amour, ni une bonne raison de débiter des carottes.

Par un effet malheureux la vitesse et la productivité accrues permettent aux hommes de facilement échapper à une interrogation sur le sens de ce qu’ils font, ce qui les conduit tout aussi régulièrement à transformer des moyens utiles, mais secondaires, en buts autosuffisants. On en vient alors à déployer des trésors d’ingéniosité et des tombereaux d’argent public – c’est-à-dire pris dans la poche des citoyens – pour des motifs absurdes comme le développement du transport aérien par le biais de subventions aux transporteurs en vue de soutenir l’activité économique d’une région. Cela conduit souvent à une concurrence fiscale entre collectivités ayant engagé des dépenses irréversibles comme un aéroport [20]. En 2009 on évaluait ainsi les subventions versées en Europe à la seule compagnie Ryanair à 660 millions d’euros, soit plus de 22 % de son chiffre d’affaire [21].

A ce titre il est intéressant de revenir sur les origines de la mécanisation du travail en Europe. Les anciens connaissaient la mécanique et l’utilisaient abondamment quand ils le jugeaient utile, c’est-à-dire à la guerre [22] et lorsque le temps ou les esclaves manquaient. Archimède est bien sûr célèbre pour ses inventions, mais Vitruve et ses collègues ingénieurs possédaient des grues capables de lever plusieurs dizaines de tonnes. Mais on garde principalement en mémoire, et avec raison, la récompense donnée par Vespasien à un inventeur afin qu’il ne la mette pas en œuvre, au risque de priver le petit peuple de travail [23]. Pour les anciens la technologie était un palliatif, pas une solution en soi [24].

Ce sont les moines bénédictins qui ont introduit l’usage systématique de la technique dans la culture occidentale afin de… chercher Dieu. Le but premier du moine étant la contemplation et la prière, à la fois pour lui et pour les autres hommes, il ne peut travailler que cinq heures par jour, lesquelles heures comprennent aussi une bonne part d’études et de travaux non alimentaires comme la copie de manuscrits. 

Une première solution avait bien été l’invention des ‘‘convers’’ qui bien que moines n’étaient pas astreints aux offices du chœur et pouvaient donc travailler davantage. Toutefois, ne pouvant multiplier à l’infini les convers (pour des raisons à la fois financières et religieuses), les monastères ont rapidement mis à profit la technique romaine pour augmenter la productivité des moines, produisant ainsi trois [25] à dix fois plus [26] qu’un travailleur standard.

Un réformateur va même pousser cette idée jusqu’à sa limite : Saint Bernard de Clairvaux. En supprimant les convers de ses monastères, les moines devaient produire seuls de quoi couvrir l’ensemble des besoins de leur communauté : alimentation, étude, bâtiments, prière, infirmerie... Deux innovations en sortiront : l’usine et le commerce international. Les cisterciens commencent par mécaniser tout ce qui peut l’être : scieries, tannerie, papeterie, égouts, fertilisation, drainage et irrigation. Chaque monastère se spécialisera ensuite dans les produits locaux en vue de les échanger avec les autres maisons de l’ordre : fer en Scandinavie, laine en Angleterre, vin, blé et viande en France, tissu en Flandres… Les échanges sont réglés par lettre de change, créant de facto le premier réseau bancaire européen [27].

La rationalité procédurale existe donc pour faire mieux et plus vite ce qu’il est juste de faire. Elle n’est donc pas autonome mais ne peut exister sans une ‘‘justice’’ qu’elle ne fait qu’accomplir. A ce titre pour être réellement elle-même la rationalité instrumentale doit d’abord demander s’il est juste de faire ce que l’on fait. Ensuite si l’on doit le faire, doit-on continuer à le faire de cette façon ? Cette deuxième question est celle de la technique au sens fort du mot. C’est uniquement quand le problème aura été réduit à une question de productivité, faire plus avec moins, que l’on pourra y appliquer la rationalité procédurale.

Prenons un exemple concret, le travail des enfants dans les filatures de coton. La rationalité procédurale est incapable par elle-même de décider d’en user ou pas. Elle ne peut que proposer des solutions technico-organisationnelles qui facilitent l’emploi des enfants ou permettent au contraire de s’en passer. Sur le plan historique les enfants étaient graduellement associés au travail de filage de leurs parents en vue d’apprendre le métier. Avec la mécanisation cette aide a été de plus en plus systématique afin de faire face à la concurrence de la machine. Du côté des fabriques on a recouru au travail des enfants comme à n’importe quel autre et ce d’autant plus volontiers que le turn-over chez les adultes indépendants était élevé. Il se trouve que leur petite taille était appréciée pour la réparation des fils cassés en cours de filage, mais sur le plan technique ils n’ont fait que retarder la mise au point de machines fiables [28]. Ce n’est que face à l’opinion publique que les fabricants ont concentré leurs efforts sur la fabrication de machines ne nécessitant pas d’enfants pour leur entretien.

Ce qui est vrai dans le cas du travail des enfants peut être étendu par analogie aux autres questions sociales. La rationalité procédurale ne peut répondre qu’à un problème circonscrit de productivité, et ce dans la mesure où ce problème a été correctement analysé par un chef vertueux – dit en terme modernes un expert – celui capable de comprendre une situation grâce à un cadre théorique riche pour choisir la meilleure solution à l’intérieur des contraintes de la situation.

L’expérience montre que lorsque cette compréhension élargie et globale de la situation manque on n’adresse qu’une partie du problème, générant du coup des effets collatéraux souvent très lourds. C’est typiquement le genre de dégâts causés par les planificateurs et les organisations impersonnelles dans lesquelles personne n’est responsable et qui sont à l’abri des réclamations des victimes de leur action.

L’industrialisation de l’agriculture depuis 150 ans en est un bon exemple. La découverte de l’assimilation des nutriments chimiques du sol par les plantes a donné naissance à l’industrie des engrais et à leur généralisation sous la pression conjointe des lobbies industriels, des syndicats agricoles et des politiciens. Toutefois, du fait de leur manque de largeur de vue ceux-ci ont été incapables de prendre en compte l’importance des facteurs annexes dans la croissance des plantes : microchimie du sol, rôle des micro-organismes et des animaux, aération du sol et rotation des cultures. Après 100 ans de chimie intensive des millions d’hectares sont maintenant stériles [29]. Dans un tel système seule compte la quantité produite – synonyme de subventions – pas la qualité du produit qui sera de toute façon livré à une coopérative, sans lien direct avec le client final. A l’autre bout de la chaine le prix des aliments est déformé sous l’effet des subventions et des distorsions de marché. Le prix de la viande est ainsi totalement déconnecté de son coût réel. D’un côté les prix d’achat au producteur sont faibles, compensés par des subventions, donc des taxes, alors que d’un autre côté le système de préparation et distribution de la viande absorbe la majeur partie de la valeur ajoutée dégagée sans pour autant parvenir à correctement payer ses salariés. Et paradoxalement les prix ne reflètent pas le coût écologique [30] réel de ces produits [31].

On ne peut sortir de cette situation qu’en rendant à la rationalité instrumentale le rôle limité qui n’aurait jamais dû cesser d’être le sien : bonne servante de la sagesse pratique, mais mauvaise maîtresse de vie. On ne peut en fait vivre bien qu’en vivant pleinement, c’est-à-dire en intégrant toutes les dimensions de la vie humaine à chacune de nos décisions. Un leader politique ou social qui refuserait de prendre en compte la dimension spirituelle ou matérielle de la vie dans ses décisions sous prétexte que cela ne relève pas de sa compétence n’est rien d’autre qu’un âne couronné. Il serait comme un homme se nourrissant de pilules au prétexte que les plaisirs de la table sont inutiles puisque non nécessaires à sa survie.

Et c’est précisément de ce type de déshumanisation que crève la post-modernité et qu’elle affuble de noms creux et ‘‘politiquement correct’’ comme ‘‘la crise’’, ‘‘les cités’’  ou ‘‘le mal-être des jeunes’’ pour  ne pas appeler un chat un chat. Confesser l’existence de syndromes de malaise spirituel grave comme le fondamentalisme islamique anti-occidental, le refus de l’assimilation des immigrés ou de la transmission de la culture par les élites occidentales ou bien le déclin de la productivité et de la créativité des économies occidentale serait pour la post-modernité comme avouer la faillite de son projet. Comment une pensée qui se glorifie d’avoir évacué la question du sens peut admettre qu’on ne puisse pas la déracinée du cœur de l’homme ? La post-modernité et sa rationalité instrumentale ont donc besoin d’être sauvées d’elles-mêmes. Ce que Malraux en son temps avait déjà prédit : « Le XXI° siècle sera spirituel ou ne sera pas »




[1] Par exemple chez Zola dans son roman La bête humaine, Charpentier, Paris 1890
[2] Procréation Médicalement Assistée (parfois Aide Médicale à la Procréation) est un terme générique qui désigne toutes les techniques médicales qui artificialisent la procréation des animaux et des humains : fécondation in vitro, prélèvement et transfert de gamètes, stimulation ovarienne…) Elles se distinguent des techniques d’aide à la fertilité qui se centrent pour leur part sur la levée des obstacles à la procréation naturelle (micro-chirurgie, régimes alimentaires, corrections des déséquilibres hormonaux, gestion du stress…)
[3] Date Limite de Consommation, apposée par le fabriquant. Elle est la date au-delà de laquelle ce dernier ne garantit plus la salubrité de son produit, pour laquelle il engage sa responsabilité civile et pénale. Dans la pratique les autorités sanitaires recommandent, voire exigent, la destruction des invendus ayant dépassé leur DLC, même si le produit est sain.
[4] Actes des Apôtres, 9, 3-ss
[5] Evangile selon St Matthieu, 6,33
[6] Si les romains connaissent des lieux pour soigner les soldats blessés (les valetudinaria) c’est le christianisme qui invente l’idée du devoir d’assistance publique universelle (première fois dans le code de Justinien en 529) avec les lieux pour l’assurer (premier hôpital mentionné en 370 par S. Grégoire de Naziance). Dès le départ les byzantins distinguent les différents types de détresse (étrangers, pauvres, pèlerins, vieillards, orphelins, malades…) et à créer des lieux spécialisés pour leur secours (xenodocheion, ptocheion, pandocheion, gerontokomeion, brephotropheion, maladesnosokomeion…), ce qui chez les latins ne sera que très progressivement le cas (première mention documentaire au VIII° siècle à Marseille, puis hospices, maladreries au XII° siècle, aveugles au XIII°, orphelinats au XV°…).
[7] Au sens strict les universités sont des guildes universitas magistrorum et scholarium regroupant professeurs et étudiants afin de défendre leur intérêt et de réguler par eux-même leur fonctionement et leurs qualifications. C’est donc une communauté à la fois professionnelle et religieuse, ayant pour objectif l’excellence dans leur mission de découverte et de transmission du savoir.
[8] Derrida dirait un inouï ou un im-pensé
[9] Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes, n°24, §3
[10] Kurt Gödel, Über formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme, I. (« Sur les propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés ») Monatshefte für Mathematik und Physik, 38, 1931
[12] La Logique de la découverte scientifique, Karl Raimund Popper, 1935, trad. fr. 1973, rééd. Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », 1995
[13] Citons les dernières lignes de Être et Temps, son œuvre fondatrice de 1927 « La question peut-elle trouver sa réponse grâce à un retour à la constitution d’être originaire du Dasein qui comprend l’être ? La constitution ontologico-existentiale de la totalité du Dasein se fonde dans la temporalité. Par suite, il faut qu’une guise de
temporalisation originaire de la temporalité ekstatique possibilise elle-même le projet ekstatique de l’être en général. Comment ce mode de temporalisation de la temporalité doit-il être interprété ? Un chemin conduit-il du temps originaire au sens de l’Être ? » Derrière les circonvolutions sémantiques il y a une conclusion brutale ; l’être n’a pas de fondement stable et s’il en avait un on ne pourrait pas le trouver.
[14] Ecole de philosophie marxiste et hégélienne qui a voulu proposer une alternative démocratique au léninisme soviétique. Né à la suite de la conversion du SPD au réformisme sous l’égide de Eduard Bernstein à partir de 1895 ce courant a pour objectif de critiquer le capitalisme consumériste à l’aide d’un marxisme non dogmatique, soumis au débat critique.
[15] Ce qu’il est convenu d’appeler le « décontructivisme » même si les auteurs qui sont regroupés sous ce terme n’aiment pas être associés les uns aux autres.
[16] Quand on est riche on a toujours les moyens d’avoir autant de chandelles qu’on veut, avec les domestiques nécessaires pour les moucher. Quand par contre on est pauvre on n’a que la lumière permise par son budget.
[17] Si le suicide chez les jeunes diminue (502 en 2010 chez les 15-25 ans, en diminution relative de 50% sur 25 ans), en partie grâce à un suivi après tentative de suicide, il est en augmentation constante chez les hommes de 45-54 ans, l’âge de leur père au moment du divorce (1265 suicides en 1970, 2339 en 2010, pour 25% d’augmentation de la population). Si le taux de suicide a baissé de 19 à 14,7 pour 100.000 habitants de 1985 à 2010, il reste 50 % au-dessus de la moyenne européenne et le deuxième en Europe Occidentale.
[18] Le taux brut de divorce est passé de 0,7 pour 1000 habitants à 2 pour 1000 en 2011, avec en parallèle une diminution du nombre de mariages au profit du concubinage et du PACS. En 2012 il y a donc eu 130.000 divorces pour 230.000 mariages et 28.000 PACS rompus pour 155.000 enregistrés.
[19] Depuis la première étude en 2000 la France est passé du groupe des pays au-dessus de la moyenne à ceux dans la moyenne de l’OCDE.
[21] 2,350 Milliard d’euros
[22] Jérôme Bardouille , « L’importance du génie militaire dans l’armée romaine à l’époque impériale », Revue historique des armées, 261, 2010
[23] Suétone, Vies des douze Césars, Vespasien, 18 : Praestantis poetas, nec non et artifices, Coae Veneris,item Colossi refectorem insigni congiario magnaque mercede donauit; mechanico quoque grandiscolumnas exigua impensa perducturum in Capitolium pollicenti praemium pro commento nonmediocre optulit, operam remisit praefatus «sineret se plebiculam pascere». Les poètes les plus distingués ainsi que les artistes, le restaurateur de la Vénus de Cos et du Colosse reçurent des présents considérables et un salaire élevé; à  un ingénieur, aussi, qui promettait d’apporter au Capitole d’énormes colonnes sans beaucoup de frais, il fit verser pour son invention une récompense non négligeable, mais le dispensa de la réaliser, disant «qu’il devait lui permettre de donner du pain au petit peuple» trad. Grimal P., Paris, Livre de Poche, 1973
[25] En utilisant la charrue à versoir au lieu de l’araire
[26] Dans le cas des moulins à eau, par exemple.
[27] Les cisterciens sont les premiers à créer un réseau bancaire (plus précisément de transfert de fonds) pour rapatrier vers leurs monastères le produit des ventes de leurs comptoirs installés dans les grandes villes. Ce réseau servait aussi au commerce inter-monastère, par le biais de lettres de change. Il inspirera celui des Templiers dont Saint Bernard de Clairvaux avait écrit la règle. Au siècle suivant l’idée bancaire sera encore développée par les Franciscains. La Révolution industrielle du Moyen Âge, Jean Gimpel, Seuil, 1975
[30] En France sous l’égide des pouvoirs publics on a assisté depuis les années 1950 à une spécialisation presque forcée des produits par région, entraînant une augmentation importante des pollutions agricoles ainsi que des transports routiers alimentaires. Le poulet et le cochon sont concentrés en Bretagne, les vaches dans le Nord, la Mayenne et le Poitou, les céréales dans le bassin parisien et la plaine picarde.  
[31] La viande de porc produite en Bretagne, à l’instigation encore une fois des pouvoirs publics, ne paye pas pour la pollution massive aux nitrates qui en découle.

dimanche 17 août 2014

Quelques réflexions sur le combat pour la vérité à l'occasion de la loi "Mariage pour tous"

En premier lieu cette affaire de « Mariage pour tous » est un combat pour la vérité, sans laquelle il ne peut y avoir ni justice, ni droit, ni vie. Chacun des « camps »  -  je n’aime pas ce terme, mais je l’utilise faute de mieux pour le moment – se réclame du camp de la vérité, de la justice et du droit.

Les défenseurs du mariage traditionnel, sans forcément y avoir réfléchi, ont fait le choix du réalisme. ‘‘Veritas est adequatio rei et intellectu’’ La vérité est l’adéquation de l’intellect à la chose. Ce sont les choses, c’est le monde qui nous précèdent qui irradient leur être et c’est nous qui en les assimilant intentionnellement (c’est-à-dire par la pensée, non par la destruction), devenons ces choses et ce monde et grandissons en sagesse et en grâce. Cette assimilation se réalise par la contemplation – le regard méditatif et approfondi sur un objet de la pensée – et l’imitation. Nous nous grandissons dans la mesure où nous acceptons avec humilité de nous plier à l’ordre des choses. Elles nous livrent ainsi leurs secrets et leur puissance que nous sommes alors capable d’utiliser à notre service. Pour devenir puissant il faut donc d’abord se faire petit, être humble, reconnaître que nous ne savons pas, que c’est le monde qui sait. Les progrès des sciences viennent tous d’une contemplation plus approfondie du réel, d’un regard plus précis et plus attentif qui suppose une interprétation adéquate de ce qui est vu pour en décrire les mécanismes effectifs.

Les partisans de la ‘‘modernité’’ et du ‘‘progrès’’ pensent au contraire que leur parole peut et doit faire plier la réalité. Ils revendiquent pour eux, sans forcément s’en rendre compte, le pouvoir créateur de La parole originelle de la Genèse. Dieu dit… et cela fut. Mais comme la réalité résiste, qu’elle est têtue, ils la font plier en changeant les mots, en inventant des mots qui piègent la pensée en suscitant de fausses oppositions. On invente des termes comme homosexuel et hétérosexuel pour mettre sur le même plan sémantique des réalités profondément différentes. On veut en effet avec ces termes faire passer l’idée que les relations homme-femme, femme-femme ou homme-homme sont du même ordre, qu’elles sont prédatrices ou au contraire oblatives dans un cas comme dans l’autre. L’expérience commune étant en effet la relation homme-femme et celle-ci étant normalement vécue comme donation mutuelle, équiparer les termes revient à revêtir de ces même caractéristiques la relation entre personnes de même sexe. Utiliser le terme hétérosexuel c’est donc ratifier une arnaque. D’abord c’est un barbarisme ; hétéro vient du grec, sexuel du latin. Ensuite hétéro veut dire différent/extérieur et sexuel veut dire fendu/séparé. Sexe désigne d’abord la femme, celle qui est fendue, ouverte à la vie. Hétéro-sexuel voudrait donc dire en rigueur ; différence dans la séparation. Or la relation homme-femme n’a pas vocation à être une séparation mais une communion dans la complémentarité dont le fruit est la famille à laquelle renvoient les mots qui désigne celle-ci : mariage, couple, alliance, foyer, union conjugale…  Avec ces mots tordus, pas d’humilité mais une prise de pouvoir par le biais du langage. On ne nomme pas, ce qui reviendrait à essayer de traduire en langage humain la richesse d’un être ou d’une situation, on novlangue.

C’est donc un combat d’idée, similaire à celui entre Michel et Lucifer dans lequel on combat à coup d’arguments. Michel avait gagné en disant ‘‘Qui est comme Dieu ?’’ Aujourd’hui la pensée moderne revendique une efficacité divine pour sa parole. C’est cette revendication qui est un des enjeux du débat.  C’est pourquoi il faut faire la grève des mots tordus. Ne pas les laisser passer par nous. Les utiliser leur donne une légitimité qu'ils n'ont pas. Ignorer les médias qui utilisent ces mots comme des armes. Les laisser parler dans le vide. Se débarrasser des télévisions dont les émissions sont de toute façon accessibles sur Internet en cas de besoin. Ne plus acheter de journaux tout en y acceptant le cas échéant la publication de textes écrits par nous. En contrepartie accepter le fait qu’il faille payer l'information le prix qu'elle vaut. On ne peut se plaindre des conséquences néfastes des maux que nous chérissons comme disait Bossuet. Donc vouloir une information gratuite et ensuite râler parce qu’elle est frelatée ou orientée par ceux qui tiennent les cordons de la bourse c’est contradictoire. Il est par contre vrai que les médias dans notre pays sont gavés de fonds publics c’est-à-dire de notre argent ; 1,8 milliards d’euros environ soit 10 à 15 % de leur CA. 400 millions d’aides directe à la presse, 600 millions d’aides indirectes, 80 millions de niche fiscale aux journalistes, 700 millions à l’audiovisuel public sans compter les déficits déductibles des impôts pour les grands groupes propriétaires de médias. Il convient de lutter contre cet état de fait, soit en rendant aux contribuables le fléchage de cet argent, soit en le supprimant, ce qui serait assurément meilleur pour tout le monde.

Ce système de subventionnement du discours médiatique doit nous permettre de prendre conscience que c'est une guerre de la vérité contre le mensonge où les partisans du réel sont pour le moment en infériorité intellectuelle, financière et psychologique. Toutefois elle ne se gagnera pas en étant les plus forts, mais simplement en refusant le dialogue avec la tentation, en entrant en dissidence. Affirmer et réaffirmer les faits. Nous ne sommes pas chargés de faire croire à la vérité mais de la dire. Nos actes deviennent ou redeviennent un combat. Les actes moraux, qui engagent le bien et le mal. Pas les actes infra-moraux qui eux doivent juste être le trop-plein de notre moralité, pas sa seule expression. Éteindre la lumière pour faire des économies ou donner sa place dans le métro n'est pas un acte moral, juste une habitude ou une coutume, bonne, mais sans poids décisif puisqu’elle n’a de valeur que vivifiée par une vie morale réelle.
L'action commence donc par la prise de conscience, laquelle est une réflexion approfondie qui informe – donne forme – à l'action. Une action véritable, qui transforme vraiment, ne fait que découler de la contemplation de la vérité. Cette contemplation, cette capacité à hiérarchiser, à discerner l'essentiel de l'accessoire, c'est une des choses auxquelles initient les Veilleurs en offrant un mélange de silence, de temps gratuitement donné, de textes profonds et vrais qui interpellent la conscience. C’est une des façons dont on peut réveiller une conscience assoupie de la torpeur dans laquelle l'hébétude médiatique la maintient. 


Toutefois une part de la défaite que nous ressentons est aussi due à l'oubli de créer de la culture par la création de vie, laquelle ne peut se faire que reliés à Dieu. A ce sujet le discours de Benoît XVI aux Bernardins est à la fois lumineux et réconfortant tout en offrant un modèle concret[1]. Les Veilleurs[2]  sont une manière de produire de la culture en vivant le refus de cautionner le mensonge. Ce refus n'est pas suffisant en soi. Il ne peut durer que s'il s'enracine dans la recherche et le service de la vérité qui est à la fois justice et bonté. La vérité sans l'amour ça tue mais l'amour sans vérité c'est de la gimauve. Cette recherche de la vérité commence à la maison, dans le travail, avec son banquier, en politique.


Ce réveil n’est que le premier pas. Une conscience, parce qu’elle est vivante, doit être alimentée et sans cesse stimulée si elle ne veut pas mourir. Il y a tant de façons de mourir : étouffé par les soucis de l’argent et de la vie, miné par le désespoir, endormi par la télévision, vendu aux partisans du mensonge… Dit en d’autres termes il faut sans cesse élargir sa zone de confort, au prix d’un petit inconfort quotidien. Le signe que les choses vont mal c’est une conscience qui ne nous interpelle plus, pour laquelle tout est bien et rien n’est à changer. Car la conscience s’affine en la faisant grandir et elle nous pousse sans cesse à agir plus et mieux, à mesure que nous gagnons en délicatesse. La correction fraternelle, aussi bien que l’art de consoler, sont le propre des orfèvres qui savent faire passer un message à travers un regard, une inflexion de voix, un petit mot banal. Les messages ainsi transmis et les changements qui en découlent sont imperceptibles, mais ce sont ceux qui changent le monde, parce que le monde est fait de ces changements. Personne ne peut voir une fleur ou un arbre pousser. Pourtant après cinq, dix ou cent jours là où il y avait un simple bourgeon il y a une plante ou une branche robuste et florissante.

Ce combat pour la vérité se révèle en fin de compte un combat pour être, tout simplement. Contre la vie, contre l’être, on ne peut rien faire. Ce qui est ne peut être effacé ou détruit, tout au plus transformé. Dieu lui-même ne peut pas détruire ce qui a eu lieu car ce serait se renier lui-même. En fait si les modernes ont eu cette idée que leur parole pouvait changer le réel c’est que certains religieux sont tombés dans cette tentation avant eux… Le salut ne pouvant venir que de là où est venu le mal c’est à d’autre religieux de vaincre ce mal par un surcroît d’être ou dit autrement un enracinement plus profond dans l’être des choses. Ceci ne peut se faire qu’en vivant consciemment et intensément chaque instant de leur vie, c’est-à-dire en y consentant pleinement, surtout  à toutes les petites morts dont cette vie est faite.  

C’est une recette très simple, mais particulièrement dure à appliquer à chaque instant. En fait vivre de cette façon rend impossible de commettre le mal puisqu’on se retrouve confronté à la négation de soi-même, ce qu’on être ne peut pas faire. Malheureusement la force intérieure nécessaire à une telle perfection n’existe pas en nous, chacun le sait trop bien par expérience personnelle. C’est là que la nécessité du salut  de la rencontre avec l’Absolu  se fait jour. Pour vivre vraiment il faut donc commencer par recevoir cette vie de la part de l’Absolu, de Dieu. Devenant des mendiants de vie on peut alors donner ce que l’on a reçu et ainsi se faire porteur de vie autour de soi, un beau résultat pour un chercheur de vérité…

Le véritable problème du mariage entre tous

Le mariage entre tous – qui est le véritable non de la réforme portée par la ministre Taubira – pose toute une série de problèmes qui vont bien au-delà des conséquences immédiates pour les enfants. Toutefois, faute d’avoir été clairement désignés, en allant à la racine des choses, le débat précédent l’adoption du texte n’a pas eu lieu. On a assisté à des invectives réciproques, lesquelles ont en partie masqué les incertitudes de chacun vis-à-vis des questions en jeu : quelle place pour les personnes qui ne vivent pas une vie de famille normale, quelle place et quelle mission pour le couple homme-femme aimant, quel but pour cette vie mortelle ?

Comme témoin pendant les veillées, en lisant les commentaires et les réactions publiées ou relayées par les médias aussi bien mainstream qu’alternatifs c'est avec plaisir que je constate que les initiatives comme les Veilleurs ou les Sentinelles suscitent l'intérêt, même négatif des "partisans" de la loi Taubira. Cela signifie qu'un véritable échange est possible. La démarche des Veilleurs – et des autres initiatives de réveil des esprits – est donc pertinente. Leur silence, leur présence invitent et presque obligent les passants, spectateurs, badauds ou opposants à rentrer en eux-mêmes et à donner des arguments, ce qui conduit chacun, plus ou moins rapidement à s’interroger sur ses propres motivations dans ce débat.

Je constate également que de part et d'autre nous sommes encore dans l'invective et les simplifications et la première mission des Veilleurs est donc bien d'ouvrir les participants aux veillées à la totalité du réel, y compris la souffrance et les besoins réels des personnes dites "homosexuelles". La loi Taubira ne pourrait pas exister sans un problème réel et une souffrance profonde de la part de personnes de même sexe vivant ensemble. D’une manière plus générale des termes comme ‘‘homophobes’’ ou ‘‘gayxtremisme’’ témoigne d’une ignorance et/ou d’un mépris des personnes réelles qui doit cesser. Il ne faut pas confondre le problème et son instrumentalisation par un lobby ou un groupe idéologique. A cet égard j’ai noté la pertinence du fondateur des Veilleurs debout qui a relevé le risque non négligeable de superficialité qui guette tout participant à une action d’éveil de la conscience qu’elle soit le fait des ‘‘bons’’ comme les Veilleurs ou des ‘‘méchants’’ comme le Front de Gauche (inversez les rôles si vous vous sentez proche du ''Front de Gauche''). Devant la difficulté physique et la remise en cause de notre propre confort personnel, surtout le confort de la pensée prémâchée, la tentation est grande de fuir par le rêve, la musique sur les oreilles,la lecture de divertissement, le bavardage ou encore plus simplement la répétition mécanique et impensée de slogans appris, comme le font les perroquets.

Veiller sur le réel implique donc aussi de savoir reconnaître et accepter ses propres limites, y compris en arrêtant de Veiller debout ou assis. Si le premier résultat de notre veille n’est pas de nous sensibiliser davantage au réel et à ses limites, nous faisons fausse route. C’est uniquement si nous sommes connectés au réel, enracinés dans la vie, que nous pouvons saisir l’injustice du mariage entre tous et nous engager dans une lutte efficace. Le problème de la loi Taubira et de ses conséquences implicites (mères porteuses, enfants privés de leur père ou de leur mère) vient de confusions et d'amalgames entre trois problèmes, utilisés par les promoteurs de l'idéologie moderniste pour accélérer la décomposition de la société occidentale.
1) La signification de l'homosexualité
2) Le rôle et la place des personnes ayant une attirance pour les personnes de leur sexe
3) Les besoins spécifiques des personnes vivant en couple non familiaux

Ce sont ces trois problèmes qui seront très rapidement esquissés ici. Traiter de manière adéquate ces questions demandera encore des années d’études et de recherches scientifiques, psychologiques et théologiques, mais il faut donner un axe de travail et ceci est une première proposition.


1)      La signification de l'homosexualité

Il semble plus approprié de parler de "ganymedisme" ou de "lesbianisme" pour rendre son aspect concret, partiel et différencié à l’attirance d’un homme ou d’une femme pour les personnes de même sexe. A cet égard un mot concret et descriptif, servant à désigner ce type d’attirance affectivo-sexuelle stable serait le bienvenue pour améliorer la qualité du débat de société.

Ce qui est donc appelé par facilité "homosexualité" est un trouble de la personnalité (il est ressenti comme tel par les intéressés) qui se caractérise principalement par un conflit entre leur attirance affectivo-sexuelle et leur conformation physique. Ils se savent faits pour s’accoupler avec les personnes du sexe opposé, mais ressentent un désir pour celles de leur sexe. Les causes de ce troubles sont mal identifiées et potentiellement nombreuses ; d'ordre aussi bien physique (perturbation des hormones, gestation problématique, vaccins...) que psychologique (traumatisme relationnel avec le parent du même sexe, initiation sexuelle par un adulte du même sexe, pornographie homosexuelle pendant la pré-puberté, conflits relationnels avec les jeunes du même âge...). Chaque personne concernée aura une histoire et un vécu différent, mais toutes doivent affronter un "syndrome" dans le sens où elles sont en conflit avec la part "reproductive" de leur sexualité. C'est une blessure profonde qui doit être reconnue et acceptée aussi bien par l'intéressé que par son entourage. Nous assistons ici au même phénomène d’ignorance et de manque de délicatesse qu’envers les personnes handicapés ou âgées. Faute d’être dans le concret, le contact physique et le réel on aggrave trop souvent la souffrance des intéressés en la camouflant ou en la niant.

Etre pour ou contre l’homosexualité, en réalité c’est passer à côté du problème et cela peut aller, entre personnes ayant une attirance homosexuelle, jusqu’à des actes homophobes, comme l’a montré Philippe Ariño dans ses essais[1]. Ceux-ci prennent la forme d’une pratique ou d’un refus exacerbé de cette attirance, faute de l’avoir comprise et accepté.

En effet ressentir n'est pas consentir et cette attirance, même si elle est "anormale", au sens de hors de la norme de la sexualité féconde, n'est pas en soi une faute. Le problème commence quand on passe aux actes sexuels avec une personne de son sexe; les effets sont les mêmes que pour les pratiques sexuelles "normales" ; on peut y trouver du plaisir, devenir même dépendant, tout comme les personnes "hétérosexuelles". Dans ce contexte précis d'addiction à la pratique sexuelle il est juste de parler "d'homosexualité" et "d'hétérosexualité" car dans les deux cas il s'agit d'une polarisation de la personnalité autour d'un domaine de la vie, important, mais pas essentiel, le sexe. Le vrai sens de l'attirance pour les personnes de son sexe est en revanche celle d'une souffrance structurante qui permet de comprendre, une fois assumée et intégrée, toute la valeur et la richesse de la communion charnelle et spirituelle entre hommes et femmes. Ces personnes ont d'ailleurs plus de facilité à créer des relations amicales fortes avec les personnes de sexe opposées.

Il convient donc de distinguer soigneusement l’attirance affectivo-sexuelle pour les personnes de son sexe, qui est une souffrance, comme peuvent être le handicap ou la maladie, et qui intégrée et acceptée est source d’une grande richesse intérieure et sociale d’une part, des actes homosexuels d’autre part. Ceux-ci ne sont pas essentiels à la personne, au contraire ils accentuent sa souffrance en aiguisant la conscience de l’impossible fécondité à laquelle aspirent les actes sexuels qu’elle pose.


2) Le rôle et la place des personnes ayant une attirance pour les personnes de leur sexe

Le rôle et la place des personnes attirées par celles de leur sexe est donc de vivre au nom et pour le compte de nous tous la souffrance qu'implique l'ambivalence présente dans toute relation humaines. Ce rôle difficile et exigeant repose sur la blessure ouverte et saignante qu'est pour elles le conflit constant entre attirance affective et réalité charnelle. Elles voudraient s'unir aux personnes de leur sexe, mais leur corps ne permet pas la communion féconde qui devrait couronner cette attirance. Deux options se présentent alors : sublimer ce conflit pour leur propre bien et le nôtre ou bien opter pour la satisfaction de ce penchant.

En contrepartie de cette blessure intime les personnes attirées par celles de leur sexe ont une grande sensibilité qui les prédisposent à exprimer et chanter l'expérience humaine à travers l'art, la création, la pensée, la science, tout comme nombre d'autres minorités marquées par la souffrance. Les plus grands artistes, scientifiques, penseurs ont souvent eu des tendances homosexuelles fortes et nous devons les aimer et les remercier pour ce service qui rend les hommes meilleurs et la vie plus douce à vivre.

Les personnes attirées par celles de leur sexe nous rappellent aussi la place relative et partielle de la vie familiale. Le couple homme-femme aimant, même s’il est un modèle d’accomplissement merveilleux n’est pas le tout de la vie humaine. D’autres domaines comme la vie de l’esprit ou de la charité ont même une importance plus grande et plus essentielle. Sans les arts ou la culture, la vie familiale serait sans idéal à vivre et à transmettre et resterait frustre et incomplète.

Enfin les personnes dites ‘‘homosexuelles’’ ont beaucoup à nous dire sur l’incomplétude de cette vie. Notre vie ici, même profondément heureuse ne peut satisfaire totalement notre cœur, ce que les personnes attirés par celles de leur sexe expérimentent tous les jours. Elles savent que le paradis sur terre n’existe pas et leur aspiration à pouvoir donner leur cœur autrement les rend capable de nous faire éprouver la nostalgie du ciel où toute souffrance sera définitivement effacée. Et leur cœur à vif souffre d’autant plus que les conditions matérielles de leur vie peuvent être difficiles.


3) Les besoins spécifiques des personnes vivant dans des couples non familiaux

Comme nous l’avons dit il y a un vrai problème, pas spécifique aux personnes homosexuelles, de protection des couples "non-familiaux" comme par exemple une veuve vivant avec son fils, deux sœurs, un oncle et sa nièces, deux amis d'enfance. Ces "paires" pour être plus exact mettent en commun leurs ressources affectives et matérielles et rendent un grand service à la société en vivant une solidarité concrète et simple. C'est cette solidarité qui doit être reconnue et soutenue, indépendamment des questions de vie intime que la société n'a pas à connaître car elles relèvent du cœur de chacun.

Par contre la reconnaissance sociale du couple "homosexuel" elle n'est pas envisageable car elle est une injustice faite au couple aimant homme-femme, le seul à même de transmettre la vie et qui est institué dans ce but. Ce service de transmission de la vie inclut celui de la culture et du patrimoine, ce qui autorise la formation de couples "stériles" car insérés  dans un projet familial plus vaste d'une part et parce que d'autre part on ne peut préjuger du résultat d'une union. La société demande donc juste que les conditions de possibilité de transmission de la vie soient réunies. Pour le reste il est sage de ne pas juger d’avance car la stérilité entre homme et femme est d'ailleurs accidentelle, pas essentielle, comme le montre le cas un peu exceptionnel d'Abraham et Sarah, parents d’Isaac à 99 et 90 ans. Le besoin des couples non familiaux doit donc être envisagé sous l'angle de la solidarité humaine et un simple contrat civil doit l'organiser.

Le problème est donc en fait l'intervention de l'état dans les contrats privés et la confiscation du patrimoine des personnes qui ne sont pas protégées par un contrat légal. En interdisant l'organisation spontanée de la solidarité humaine par le biais de la confiscation fiscale du patrimoine l'état a suscité l'apparition de mouvement de défense de l'égalité fiscale entre citoyens, d'abord entre concubins "familiaux" pour la défense de leur famille (conjoint survivant et enfants) et ensuite des personnes de même sexe.

Il se trouve que certaines personnes de même sexe vivant ensemble ont aussi des enfants. Le plus souvent ces enfants sont nés d’une union familiale antérieure, auquel cas le droit des couples séparés s’applique, sous le contrôle du juge, chargé de garantir l’équilibre financier et affectif entre les anciennes parties. Dans un certain nombre de cas plus restreints ces enfants sont nés de manipulations plus ou moins hasardeuses comme des dons de spermes, des mères porteuses, des adoptions truquées. Il revient alors au juge de rechercher le bien de l’enfant, au besoin en cassant des contrats civil illégaux et en rendant l’enfant à ses parents ou en le confiant à une famille aimante homme-femme. Là encore le juge doit appliquer le droit dans le respect du réel, en évitant autant que faire se peut les postures idéologiques. Si la moins mauvaise solution pour l’enfant est qu’il vive chez une paire de même sexe, il conviendra de respecter ce fait.

De même une solution possible parmi d’autres, mais qui permettrait de recréer une vraie solidarité de personne à personne, serait de rendre la liberté d’usage de leurs biens aux citoyens. Renoncer à l’état providence en contrepartie d’une reconnaissance fiscale des solidarités concrètes. On pourrait par exemple diminuer le taux d’imposition sur l’héritage et sur le revenu avec le nombre d’années passées ensemble ou le nombre de mois consacrés à aider un partenaire. Dans le même ordre d’idée on pourrait supprimer la progressivité de l’impôt en contrepartie d’une forte valorisation sociale des dons et des actions de solidarité. Dans un autre genre on pourrait rendre la liberté des contrats immobilier afin que chacun puisse avoir le contrat qui lui convienne : à plusieurs titulaires, avec transmission automatique du bail, avec usage au partenaire survivant… Cela permettrait de régler les situations au cas par cas en sortant de cette passion française pour les cases à cocher. ‘‘Ça dépend, ça dépasse’’ ce n’est pas qu’une réplique célèbre[2], c’est trop souvent le dilemme dans lequel se trouvent pris trop de personnes ‘‘hors normes’’.


En conclusion la vraie cause des problèmes créés par la loi Taubira est donc la prétention de l'état à régenter la vie privée des personnes en déterminant qui peut être avantagé fiscalement et qui non. Il s'agit là d'un des aspects de l'idéologie moderniste qui prétend que l'humanité ne doit pas se recevoir ni se reconnaître créature et partie d'un projet global, mais s'auto-créer et définir elle-même ce qu'est le réel. Dans ce cadre la famille traditionnelle est un ennemi car elle existe "naturellement" de façon spontanée et antérieure à toute organisation publique. Elle est donc un adversaire de cette idéologie qui pour cette raison cherche à l'éliminer. Dans ce combat le problème fiscal des paires "non familiales" a été instrumentalisé dans ce sens. En choisissant de les faire rentrer de force dans un modèle qui ne leur convient pas – le mariage – les tenants de cette idéologie voulaient détruire le modèle.

La question est là, accepterons-nous d'en débattre ? Ou bien resterons-nous à la surface des choses ?




[2] Josette, dans Le père Noël est une ordure